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Des gerbes jailliront les sources - L'Edition 13 (juin 2020)

Recherche Article publié le 31 juillet 2020 , mis à jour le 31 juillet 2020

(Article issu de l'Edition n°13 - juin 2020)

 

Depuis ses origines jusqu’à son arrivée sur Terre, le rayonnement cosmique porte avec lui des particules aux énergies phénoménales. Pour mieux le comprendre, les chercheurs partent sur les traces laissées dans le ciel et au sol.

 

Découvert en 1912 par le physicien autrichien Victor Hess, le rayonnement cosmique fascine toujours, autant qu’il questionne. Venus des méandres interstellaires, ces rayons invisibles à l’œil humain, bombardent la Terre en un flux régulier de particules - des protons en majorité, mais aussi des noyaux d’hélium et quelques noyaux d’atomes plus lourds. Leur énergie s’étale sur 11 ordres de grandeur. Les plus énergétiques, quoique très rares, affichent des énergies hors du commun : « On parle ici d’énergies macroscopiques, de l’ordre de 1020 électron-volt (eV), soit plus de 10 joules, transportées par des particules d’un millionième de milliardième de mètre (10-15 m) », s’exclame Thierry Stolarczyk, chercheur au Département d’astrophysique (DAp – Université Paris- Saclay, CEA/Irfu).

Où et comment ces particules acquièrent-elles leurs énergies cinétiques phénoménales, dignes pour certaines d’un ace à Roland-Garros ? Quels sont les processus physiques et les objets astrophysiques à leur origine ? Voilà certains des mystères que tentent de lever les astrophysiciens de l’Université Paris-Saclay, pour faire un pas de plus dans la compréhension de l’Univers.

 

Où sont les sources ?

Mais espérer reproduire en laboratoire de tels phénomènes relève de la gageure : les plus puissants accélérateurs de particules du monde produisent des faisceaux de protons « d’à peine » quelques TeV (1012 eV) au maximum. Les scientifiques scrutent alors l’espace, galactique et extragalactique, à la recherche de ces particules énergétiques. Les restes de supernova, les étoiles à neutrons et les sursauts gamma (γ) figurent parmi les sources envisagées. « Lorsqu’une étoile très massive n’a plus d’hydrogène ou d’hélium à brûler, elle s’effondre sur elle-même et crée instantanément un astre compact, trou noir ou étoile à neutrons. Les couches externes lui tombent dessus, y rebondissent et sont éjectées dans l’espace galactique. Elles balayent la matière interstellaire et la poussent en une déferlante qui accélère des particules, électrons et protons, explique Thierry Stolarczyk. Ces particules créent localement des rayons γ, qui poursuivent leur trajectoire en ligne droite sans s’arrêter et constituent de très bons indicateurs d’un proton cosmique amont. »

Les sursauts γ, quant à eux, sont de très brèves émissions qui proviennent de l’explosion d’une étoile massive en fin de vie ou de la coalescence de deux astres compacts. « On suppose que ce sont des sources de rayonnement cosmique car ils sont liés à des événements très violents qui donnent lieu à une forte accélération de particules », commente Fabian Schüssler, chercheur au Département de physique des particules (DPhP – Université Paris-Saclay, CEA/Irfu) et spécialiste de ces phénomènes. Mais comme le souligne Thierry Stolarczyk : « Il n’y a probablement pas une origine unique du rayonnement cosmique, car plusieurs types de sources sont nécessaires pour expliquer le spectre d’énergie et le flux observés ».

 

Gerbes de particules et photons Tcherenkov

Réussir à remonter la trace du rayonnement cosmique est un vrai casse-tête, car « les rayons cosmiques, étant chargés, sont déviés par les champs magnétiques qu’ils traversent au cours de leur voyage vers la Terre », continue Thierry Stolarczyk. Comme les rayons γ proviennent des mêmes sources supposées que les rayons cosmiques, les chercheurs font alors appel à l’astronomie γ pour débrouiller la piste. Étant neutres, ces rayons voyagent en ligne droite à travers l’espace. À basse énergie, les flux sont suffisamment importants pour être repérés par des détecteurs embarqués sur des satellites, comme FERMI. À partir de 10 GeV (109 eV), des surfaces collectrices bien plus grandes sont requises et des observatoires sur Terre nécessaires, tels que H.E.S.S. en Namibie ou CTA en cours de construction aux îles Canaries et au Chili.

Comme les rayons cosmiques, les rayons γ frappent les noyaux atomiques de l’air lors de leur arrivée dans l’atmosphère terrestre. L’énergie de ce choc produit des particules secondaires, qui entrent ensuite en collision avec d’autres noyaux atomiques de l’air, émettant à leur tour d’autres particules… et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’énergie de la particule d’origine se soit entièrement répartie entre les milliers de milliards de particules créées.

Alors que la gerbe initiée par un rayon γ est faite de photons γ, d’électrons et de positrons, celle initiée par un proton cosmique comprend en majorité des pions, qui se désintègrent en neutrinos, difficilement détectables, et des muons. Pendant un court moment, les particules de ces gerbes dépassent la vitesse de la lumière dans l’air et produisent dans l’atmosphère un effet Tcherenkov, l’émission d’une lumière bleutée. En détectant au sol, à l’aide de télescopes, directement ces particules ou la lumière émise, les scientifiques remontent à la direction et à l’énergie de la particule incidente, et à la position de la source sur la voûte céleste.

 

Un observatoire hybride pour voir les rayons cosmiques de très haute énergie

Avec ses 3 000 km2, Pierre Auger est un des plus grands observatoires terrestres, dédié à l’étude et à la mesure des rayons cosmiques à très haute énergie, ceux au-delà de 1018 eV. À de telles énergies, les rayons voyagent si vite qu’ils ne sont quasiment pas déviés au cours de leur trajectoire. Les 1 600 détecteurs – des cuves d’eau – d’Auger recueillent au sol les particules de la gerbe via la lumière Tcherenkov produite. « On détermine ainsi le profil latéral de la gerbe : la densité de particules arrivant au sol en fonction de la distance à l’axe de la gerbe. Grâce à cette empreinte, on remonte à l’énergie de la particule cosmique à l’origine de la gerbe. Pour un maximum de précision, on croise nos mesures avec celles des détecteurs de fluorescence », signale Isabelle Lhenry-Yvon, chercheuse au Laboratoire de physique des 2 infinis – Irène Joliot-Curie (IJCLAB – Université Paris-Saclay, CNRS) et membre de cette collaboration qui regroupe plus de 400 chercheurs de 18 pays.

Car en plus des cuves, 24 télescopes à fluorescence, équipés de caméras à photomultiplicateurs, enregistrent par nuit claire et dans différents pixels, la fluorescence émise par une gerbe en fonction du temps. « La gerbe comporte un cœur extrêmement dense en particules. Celles-ci excitent les molécules d’azote de l’air qui se désexcitent en émettant de la fluorescence, très focalisée le long de l’axe de la gerbe. On obtient alors son profil longitudinal et on peut déterminer son niveau d’énergie en analysant son déploiement. » Comme ce déploiement suit un processus bien défini – la gerbe démarre, gonfle puis décroit lorsque les énergies deviennent trop faibles et qu’elle n’est plus alimentée – les chercheurs établissent un maximum de développement. Ce point correspond à l’altitude à laquelle la gerbe contient son maximum de particules. « Cette altitude dépend de la masse de la particule cosmique incidente. Plus elle est lourde, plus le maximum de développement sera haut dans l’atmosphère. Ça nous permet de dire si le rayon cosmique était léger ou lourd », révèle Isabelle Lhenry-Yvon.

 

La piste se resserre

Ses collègues ont dernièrement démontré l’anisotropie des rayons cosmiques. « Pour des énergies au-delà de 8×1018 eV, les rayons cosmiques viennent majoritairement d’une direction située à 125° du centre galactique, donc de l’espace extragalactique. » En corrélant des catalogues d’objets déjà répertoriés et des évènements à encore plus haute énergie (au-delà de 40×1018 eV) observés par Auger, ils ont réussi à pointer, dans le catalogue des galaxies à flambées d’étoiles, deux zones du ciel visible depuis l’hémisphère Sud comme sources potentielles de rayons cosmiques. « On va prochainement travailler avec l’expérience Telescope Array, installée dans l’hémisphère Nord, pour voir si on trouve une troisième zone », signale la chercheuse.

Avec le programme AugerPrime, toute l’électronique du site est actuellement refaite et des détecteurs à scintillation seront installés au-dessus des cuves d’ici fin 2020. « Nous pourrons alors mieux évaluer la part de muons présents dans les gerbes, ajouter des contraintes aux modèles de développement de ces gerbes, et davantage gagner en précision », annonce Isabelle Lhenry-Yvon.

 

Révolutionner l’exploration du ciel en rayons γ

Dans le champ de l’astronomie γ, les explorations vont également bon train. Grâce aux données de H.E.S.S., Fabian Schüssler et ses collaborateurs ont récemment observé des émissions de très haute énergie dans des sursauts γ. Une première mondiale, qui vient enrichir les modèles actuels. « Les sursauts γ donnent lieu à un violent jet de particules, qui sont accélérées à haute énergie. Dans les modèles simples, ce sont des électrons, qui produisent de la lumière synchrotron, visible en rayons X. D’autres électrons du jet communiquent alors leur énergie à ces photons, qui deviennent des rayons γ à très haute énergie », explique Fabian Schüssler. Contre toute attente, les chercheurs les ont encore détectés dix heures après le début du sursaut γ. « En mesurant leur spectre et leur temps d’arrivée, on peut remonter aux électrons accélérés et obtenir des informations sur les processus et les échelles de temps. »

En cours de démarrage, CTA – Cherenkov Telescope Array – aura pour tâche d’observer une large étendue du ciel en rayons γ, pour mieux comprendre les sources γ déjà répertoriées et en détecter de nouvelles. Ce projet international réunit 31 pays et 1 500 personnes de plus de 200 instituts, dont 232 chercheurs français de 16 laboratoires. Ceux de l’Université Paris-Saclay sont largement impliqués : les Départements d’astrophysique (DAp), d’électronique des détecteurs et d’informatique pour la physique (DEDIP), d’ingénierie des systèmes (DIS), et de physique des particules (DPhP) du CEA/Irfu, et l’IJCLAB apportent leur contribution.

Ses 118 télescopes – petits, moyens et grands – munis, chacun, d’une caméra, enregistreront le moindre photon Tcherenkov réfléchi par leurs miroirs. La NectarCam, dont l’intégration est pilotée par le CEA/Irfu, est un des deux modèles qui équipera des télescopes de taille moyenne. Les photomultiplicateurs implantés dans les caméras transformeront la lumière bleue Tcherenkov en signaux numérisés. CTA balayera tout le plan galactique – centre galactique compris – et sondera l’espace extragalactique. En 2025, sa capacité scientifique sera atteinte. L’observatoire fonctionnera alors pour 30 ans.

 

De l’art de discriminer photons γ et protons

Pour l’heure, avec son équipe, Thierry Stolarczyk développe la chaîne d’analyse des données caméras : le logiciel qui sera utilisé en routine pour traiter les images brutes récoltées par les caméras des télescopes. Tout l’enjeu est de correctement distinguer une gerbe de particules issue d’un rayon γ de celles initiées par un rayon cosmique, 100 000 fois plus nombreuses.

En premier lieu, le programme doit nettoyer les images et éliminer le bruit de fond de la nuit. Il doit ensuite savoir reconnaître le signal d’une gerbe de rayons γ suivant ses caractéristiques géométriques. Et grâce à la dizaine de télescopes impliqués en moyenne dans une observation, il doit finalement pouvoir reconstruire l’intensité lumineuse et la direction de la gerbe dans l’atmosphère.

Pour développer un tel programme, les chercheurs réalisent un ensemble de simulations comprenant la production, la propagation des rayons γ et des protons cosmiques, puis la détection et la numérisation des photons Tcherenkov, qu’ils confrontent aux données réelles. Ils utilisent également l’apprentissage machine pour apprendre à un code à différencier un photon γ d’un proton cosmique. Ils contribuent, par ailleurs, à fournir un certain nombre d’outils scientifiques – des programmes informatiques et mathématiques – destinés à analyser la carte du ciel, décoder ses images et y déceler la présence d’une source.

« Aujourd’hui, grâce au satellite FERMI, on dispose d’une liste de plus de 3 000 sources de photons γ à haute énergie. Grâce à H.E.S.S, le catalogue TeVcat recense environ 250 sources de rayons γ au TeV. Avec CTA, on espère multiplier ce nombre par 10 ! », s’enthousiasme Thierry Stolarczyk. Pour ainsi, encore réaliser un pas de plus.

 

Publications

Abdalla, H. et al. A very-high-energy component deep in the γ-ray burst afterglow. Nature 575, 464–467 (2019)

A. Aab et al. Data-driven estimation of the invisible energy of cosmic ray showers with the Pierre Auger Observatory. Phys. Rev. D 100, 082003 (2019).

Science with the Cherenkov Telescope Array. The CTA Consortium. World Scientifc Ed. ISBN : 978-981-3270-08- 4. March 2019.